Grand témoin

« La diversité en entreprise passe par des changements managériaux profonds ! » 

La diversité s’impose aujourd’hui à toute organisation qui entend relever les défis sociétaux de notre époque. Pourtant, dans les faits, l’entreprise inclusive peine à se concrétiser. Et si des mécanismes naturels liés à nos conditionnements humains et culturels en étaient en partie la cause ?

C’est ce qu’interroge Laurent Depond, expert des sujets d’égalité et de diversité dans les politiques de ressources humaines, dans son nouveau livre, Intelligence relationnelle et inclusion (Editions Dunod).

Quels biais sont en jeu ? Comment les contrer ? Quels changements prévoir dans les organisations et les modes de management. Notre grand témoin du mois y répond en détail.

Dans votre livre, vous insistez sur le fait que les entreprises pensent trop souvent qu’il suffit d’affirmer leur engagement envers la diversité pour qu’elle se mette en place. Quels sont selon vous les obstacles, liés à notre fonctionnement humain, qui freinent sa mise en œuvre ?

Ce qui empêche la diversité de s’épanouir est lié à l’évolution humaine et à la construction des individus.

Par exemple, nous avons des biais instinctifs qui nous poussent à nous méfier de la différence, car dans la nature, ce qui est différent ou fragile peut être perçu comme une faiblesse, dans une troupe, on s’éloigne de l’animal blessé car il peut attirer les prédateurs, c’est un risque pour la survie du groupe.

En tant qu’animaux sociaux, nous avons ces programmes en nous qui nous amènent à nous regrouper autour de ceux qui nous ressemblent, à fonctionner en mode « tribal », qui font que nous allons préférer ceux qui sont de notre groupe social, celui qui vient de mon école, celui qui a ma couleur de peau, celui qui a le même hobby que moi etc

“Nous nous regroupons naturellement
autour de ceux qui nous ressemblent”

Ce sont des programmes ancrés en nous qui sont liés à des enjeux de survie de l’espèce. Ce sont les biais à la fois instinctifs et culturels qui bloquent l’ouverture à la différence et à la diversité. Même lorsque nous avons conscience de la nécessité d’inclure la diversité pour tous les bénéfices que ça peut apporter, nous avons des mécanismes biologiques agissant comme freins en rendant difficiles l’acceptation du changement et les efforts à consentir.

Le striatum, par exemple, qui est au cœur du circuit de la récompense dans notre cerveau, nous envoie des messages dissuasifs tels que « la diversité, c’est bien, mais laisse les autres s’en occuper » ou « tu as déjà fait assez ». C’est lui qui nous pousse à l’inaction en fabriquant des excuses et en distordant notre perception des réalités comme dans le cas de l’illusion de fréquence.

“Ce sont les biais à la fois instinctifs et culturels
qui bloquent l’ouverture à la différence”

Avec votre approche, la prise de conscience et le travail personnel de chacun semblent déterminants pour assurer la diversité au sein des entreprises.

Exactement, c’est là que réside l’enjeu : il faut une prise de conscience, et prendre la main sur son cerveau pour pouvoir agir.

Penser en rupture et penser autrement ça s’éduque. Il est essentiel de remettre en question les présupposés qui découlent de nos instincts et de notre héritage culturel, car ils ne sont pas toujours adaptés aux situations que l’on rencontre.

Apprendre à questionner ce que l’on voit, ce que l’on ressent, ce que l’on nous dit, et ce que l’on nous enseigne est la clé pour être véritablement connecté à la réalité.

“Penser en rupture et penser autrement ça s’éduque.”

Il y a un concept que je « brevète » dans ma tête que j’appelle le « petit plus » qui illustre bien ce phénomène : des chercheurs ont montré que lors d’un entretien avec une personne de son propre groupe social, on a tendance à accorder davantage, d’attention, de sourires et de temps. En revanche, face à quelqu’un d’un autre groupe social, on se montre plus strict et on applique les règles à la lettre. Ce “petit plus” ou son absence a un impact majeur sur la réussite.

De plus, les stéréotypes négatifs jouent un rôle important. Par exemple, face à une femme, je peux être très poli et gentil, parce qu’influencé par des mouvements comme MeToo, mais tout dans mon body language va envoyer des signaux d’infériorisation. Cela peut réveiller chez elle des auto-stéréotypes négatifs, la rendant moins à l’aise durant l’entretien. Sans rien dire, je peux transmettre ces signaux qui affectent ses performances.

“Lors d’un entretien, on a tendance à accorder davantage d’attention, de sourires et de temps à une personne de son propre groupe social”

Auriez-vous un mode d’emploi pour les managers avec des bonnes pratiques à suivre ?

J’utilise des techniques simples qui reposent sur le questionnement pour aider les managers à basculer dans un mode mental plus adaptatif. Par exemple, j’ai créé le concept du « CV moche », inspiré des légumes moches, pour les recrutements. Lorsqu’un CV présente des « trous » ou des éléments qui peuvent susciter des doutes, je recommande de changer de perspective en activant le mode mental adaptatif. Une technique efficace pour moi est l’explosion des stéréotypes, qui consiste à poser une série de questions pour individualiser la personne. Cela permet de dépasser les catégories et de voir l’individu comme unique. Parmi les questions que j’aime poser : « Quels problèmes cette personne pourrait-elle rencontrer dans sa vie ? », « Quels traits appréciez-vous chez une personne de cette catégorie ? », ou encore « Quels sont les modèles que vous admirez dans cette catégorie ? ». En posant des questions stimulantes comme celles-là, je commence à voir un individu unique, je suis alors dans le bon mode mental.

Dans des situations de stress, une autre méthode que j’utilise est de convoquer des personnages imaginaires, réalistes ou loufoques, et de leur demander ce qu’ils penseraient de la situation. En effectuant cet exercice plusieurs fois, cela renvoie à mon cerveau un signal de nouveauté et de complexité, ce qui permet de basculer.

La technique du co-développement est aussi un outil puissant pour stimuler l’intelligence adaptative. En groupe, lorsque quelqu’un a du mal à prendre une décision, je conseille d’utiliser une méthode inventée par Jacques Fradin : poser une série de questions en rafale, sans attendre de réponses. Cela sature le cerveau, le forçant à basculer vers un mode de réflexion plus profond l’aidant à prendre sa décision. Ce type d’approche fournit aux managers des outils concrets pour naviguer dans des situations complexes et prendre des décisions plus éclairées.

“Je recommande de changer de perspective en activant le mode mental adaptatif.”

Et les entreprises, sont-elles prêtes à effectuer cette bascule

Il faut repenser tout le système et y mettre de l’intelligence relationnelle.  Les entreprises ne sont pas encore prêtes à opérer ce changement profond, principalement parce que cela leur permet de rester dans une zone de confort. Le modèle actuel de management, souvent basé sur des principes tayloristes, tend à uniformiser les comportements des managers en leur demandant de se conformer à des standards rigides, ce qui est contre-productif. En effet, chaque manager possède ses propres qualités et défauts, et vouloir les faire entrer dans un moule unique les prive de leur capacité à s’adapter et à tirer parti de leurs forces. Ce besoin de conformité rassure les organisations, qui cochent ainsi une case sans réellement remettre en question leurs pratiques.

Cependant, certaines entreprises parviennent déjà, parfois inconsciemment, à adopter une approche plus intelligente dans leurs relations avec les clients, notamment dans les services réservés aux VIP. Ces interactions sont davantage centrées sur l’écoute et la connexion avec le client, car elles nécessitent une attention plus grande et des conseillers spécifiques. Mais ce modèle reste limité en raison des coûts qu’il engendre, et il est donc difficile de le généraliser à l’ensemble des relations professionnelles.

Le vrai défi réside dans le fait que peu de responsables sont réellement « aware » des dernières découvertes scientifiques sur le fonctionnement humain, ou prêts à accepter de se remettre en question.

“Le modèle actuel de management, souvent basé sur des principes tayloristes, tend à uniformiser les comportements.”

 

Performance, créativité, innovation, qualité de vie au travail : vous insistez également sur les bénéfices que peut attendre une organisation davantage inclusive.

La diversité est absolument essentielle, non seulement pour des raisons de cohésion sociale, mais aussi pour la performance des organisations. En France, avec les évolutions de population, il est crucial que l’intégration et la coopération de tous se déroulent bien. Le projet Aristote mené par Google, a montré que le facteur essentiel de performance pour les organisations est la sécurité psychologique.

Si nous ne développons pas de regard positif vis-à-vis des personnes différentes, que ce soit en raison de leur origine ou autre, et que nous échouons à faire fonctionner ces collectifs, nous perdrons en créativité et en capacité d’innovation.

Si les individus ne se sentent pas bien, ils ne vont pas contribuer de la même façon, pas être engagés de la même façon. La diversité est ainsi directement liée à la qualité de vie au travail et à la performance globale de l’entreprise.

L’enjeu pour les organisations est de comprendre non seulement la diversité visible, mais aussi celle qui est invisible. Le jour où les ressources humaines prendront en compte les motivations intrinsèques des individus, celles qui leur donnent de l’énergie et les rendent engagés, nous aurons gagné. Injecter ces motivations primaires dans le quotidien permet non seulement d’améliorer la qualité de vie et les conditions de travail, mais aussi d’optimiser la performance de chacun.

Il est également important de considérer de nouveaux sujets comme la neurodiversité, que l’on commence à mieux comprendre grâce aux IRM fonctionnelles. Je peux en parler très librement car je suis moi-même neurodivergent. Cette diversité neurologique complique mes relations avec les autres et fait que je n’arrivais pas à m’épanouir en entreprise.

Cette diversité neurologique, qui concerne entre 10 et 15 % de la population, inclut des personnes sur le spectre de l’autisme. C’est une forme de diversité invisible, mais essentielle à considérer en entreprise.

 

Finalement, l’entreprise inclusive idéale est-elle aujourd’hui un projet réaliste ?

Absolument, mais cela exige un changement total de la culture d’entreprise et du mode de fonctionnement des managers. Il s’agit de repenser le management et d’en finir avec le management tayloriste dans lequel on traite tout le monde de la même façon. Or, toutes les personnes ne sont pas identiques : certaines nécessitent plus d’attention, d’autres doivent être stimulées différemment. C’est simplement du bon sens et du bon management.

Malheureusement, aujourd’hui, les managers ne sont pas formés au management. Comment devient-on manager aujourd’hui ? Très souvent, c’est une promotion automatique parce qu’on a bien travaillé sur un projet ou parce que cela fait partie du cursus. Je me souviens que j’ai été promu manager du jour au lendemain, sans la moindre sensibilisation à l’humain. Et pour quelqu’un comme moi, qui a du mal à comprendre les émotions des autres et à saisir leur fonctionnement, cela a été très compliqué. On m’a tout simplement jeté dans le grand bain sans préparation.

“Malheureusement aujourd’hui, les managers ne sont pas formés au management.”

Il y a également un travail de fond à réaliser sur la culture d’entreprise, notamment en matière de sécurité psychologique. Pour moi l’entreprise inclusive est celle qui arrive à faire émerger la sécurité psychologique dans ses équipes. Il existe plusieurs marqueurs de cette sécurité psychologique : la capacité à pouvoir être soi-même, de ne pas avoir à dissimuler un élément essentiel de sa personnalité, et aussi le droit à l’erreur. Dans une entreprise inclusive, on a le droit de se tromper sans être jugé. L’erreur est perçue comme un élément d’apprentissage.

C’est un indicateur clé d’un environnement de sécurité psychologique, où chaque membre de l’équipe se sent suffisamment en confiance pour admettre qu’il a besoin d’aide ou qu’il n’y arrive pas sans crainte d’être stigmatisé en raison de son origine, son âge ou son orientation sexuelle.

“L’entreprise inclusive est celle qui arrive à faire émerger la sécurité psychologique dans ses équipes.”

Laurent Depond

Consultant spécialisé en diversité, inclusion et stratégie RH, avec une expertise ancrée dans les neurosciences. Il a débuté sa carrière dans de grands cabinets de conseil avant de rejoindre Orange, où il a occupé des postes clés, notamment celui de VP Diversité & Inclusion.

Fondateur de Human Factor Consulting, il aide les entreprises à optimiser leurs processus RH pour favoriser la diversité et l’inclusion.

Il est l’auteur du livre “Intelligence relationnelle et inclusion” aux éditions Dunod dans lequel il revient sur l’apport des neurosciences pour développer la diversité en entreprise.

Intelligence relationnelle et inclusionÉditions Dunod
Laurent Depond