Grand témoin
« Jamais une même technologie n’a eu autant d’influence sur toutes les autres formes d’expression »
La médiologie, théorisée par le philosophe et écrivain Regis Debray, analyse, depuis plus de 30 ans, les interactions réciproques entre la culture et les innovations scientifiques ou techniques et leurs impacts sur nos comportements à travers l’histoire longue. À l’occasion de la parution de l’essai collectif « La fabrique du futur », prenons de la hauteur avec le médiologue Pierre-Marc de Biasi qui a dirigé cet ouvrage et essayons de comprendre avec lui les enjeux de cette « hypersphère » qui caractérise notre époque.
Pour la médiologie, l’hypersphère est la quatrième des grandes périodes qui caractérisent l’histoire des systèmes de communication et de transmissions des savoirs. Comment la décririez-vous ?
L’hypersphère marque une rupture inédite dans l’histoire des médiasphères. Elle s’est installée à partir des années 1990 avec l’émergence de l’informatique conviviale, de l’ordinateur portable, et surtout avec l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux.
Elle fait suite à la logosphère (la transmission orale), la graphosphère (la communication écrite), et la vidéosphère (La télévision, la radio).
Là où les médiasphères précédentes s’ajoutaient les unes aux autres en se succédant sans s’annuler (la presse écrite n’a pas fait disparaître la transmission orale, et la télévision n’a pas éliminé les livres ni la radio), l’hypersphère agit comme une sphère hégémonique et cannibale ; elle les absorbe, les intègre et, à chaque fois qu’elle le peut, les réduit à ses propres normes.
C’est donc la première fois dans l’histoire humaine que toutes les formes d’expression, de communication et de transmission – la parole, l’écrit, le son, l’image, l’impression 3D – se trouvent assujetties à une seule et même technologie et à son unique mode d’encodage.
«L’hypersphère agit comme
une sphère hégémonique et cannibale»
Et s’il fallait identifier un objet emblématique de cette nouvelle ère ?
Ce serait sans aucun doute le smartphone.
Bien plus qu’un simple outil, il est la prothèse permettant notre insertion au cœur de l’écosystème numérique.
Ce terminal universel, connecté aux applications, centres de données, réseaux sociaux, GAFAM et infrastructures 5G, est la porte d’entrée individuelle par laquelle chaque utilisateur accède à une infrastructure planétaire dont il devient dépendant et partie prenante.
Le smartphone incarne plusieurs enjeux-clés.
Écologiquement, il mobilise des ressources massives et des matériaux rares peu recyclables pour sa fabrication, puis une lourde infrastructure et une dépense énergétique considérable pour son utilisation, avec un impact environnemental absolument colossal qui s’aggrave chaque année.
«Bien plus qu’un simple outil,
le smartphone est au cœur de l’écosystème numérique»
Économiquement, il génère un marché annuel de plus de 700 milliards € qui progresse de 4% et devrait atteindre 900 milliards € en 2030. Culturellement, il matérialise l’immatériel du numérique, en rendant possible l’accès global à une information illimitée ainsi qu’à une interconnexion permanente et généralisée.
Cet objet personnel est le vecteur principal de l’hypersphère : c’est lui qui relie nos vies à la reconfiguration digitale de tout notre environnement technique, économique, politique, social et culturel. Dans un tel scénario sans alternative, le smartphone ressemble à ce que les Grecs anciens appelaient un pharmakon : une potion magique qui intensifie et diversifie nos pouvoirs, mais qui est aussi capable de nous nuire. Car ce remède souverain qui nous aide à surmonter les difficultés, peut se transformer à notre insu en un poison qui nous rend dépendant, nous espionne, nous contrôle, nous trace et qui pourra, le cas échéant, nous sanctionner ou nous désigner comme cible.
«le smartphone ressemble à ce que les Grecs anciens appelaient un pharmakon : une potion magique qui intensifie et diversifie nos pouvoirs, mais qui est aussi capable de nous nuire»
Quels sont les atouts de cette époque si particulière ?
L’hypersphère a transformé nos communications, en permettant la diffusion et la réception instantanées d’idées et d’informations à l’échelle mondiale, ce qui constitue un atout majeur en termes d’accessibilité et de partage des savoirs, mais ce qui comprend aussi des risques.
La communication instantanée (dans l’espace) progresse aux dépends de la transmission (dans la durée). Cette immédiateté favorise la volatilité et l’indifférenciation des idées : elles circulent vite, mais sans contrôle ni hiérarchie dans une sorte de présentisme peu compatible avec le recul critique, la délibération, la mémoire et la culture. Les réseaux sociaux amplifient cette logique de l’instantané, en créant une collectivité numérique globale, mais aussi des bulles communautaires où chacun gravite autour de ses propres convictions, au risque de renforcer tribalismes, stéréotypes, rumeurs, préjugés et conflits.
«Cette immédiateté favorise la fragilité des idées : elles circulent rapidement, mais leur ancrage dans le temps s’effrite»
Cette dualité réside dans le paradoxe de l’hypersphère : elle facilite l’innovation et l’échange des idées, mais fragilise leur évaluation, les égalise par consensus et nuit à leur transmission durable, tout en se rendant disponible à la désinformation, à la surveillance et à la manipulation. Cette ambivalence paraît particulièrement menaçante dans la perspective de plus en plus affirmée d’une recherche technologique développant l’IA et visant la fusion homme-machine. La grande majorité des jeunes (10-25 ans) d’aujourd’hui considère comme probable et souhaitable que le smartphone soit miniaturisé au point de pouvoir, à terme, être implanté dans le corps humain.
Qu’est-ce que cela implique à l’échelle d’une organisation pour sa communication, ses clients et ses collaborateurs ?
Avec une place dominante offerte au smartphone, aux plateformes et aux réseaux, l’hypersphère est devenue le socle des activités économiques et commerciales, en reliant offre, demande, commande, logistique, livraison, paiements, relations clients, publicité et systèmes bancaires.
Cependant, cette dépendance expose les entreprises à des risques majeurs, comme le vol des data, le détournement des données personnelles, les cyberattaques ou les interruptions technologiques, qui pourraient causer des désastres industriels en cascade, y compris en devenant une arme de destruction massive dans le cadre de nouvelles guerres asymétriques.
«L’hypersphère impose de repenser la stratégie organisationnelle pour faire face à ces nouvelles menaces»
Les organisations doivent donc renforcer la sécurité de leurs infrastructures numériques et développer des plans de résilience pour limiter leur vulnérabilité. Mais ces protections risquent de s’avérer autant de freins et d’obstacles qui entravent les flux entre offre et demande. L’hypersphère, tout en étant un outil puissant d’efficacité et de communication, impose de repenser la stratégie organisationnelle pour faire face à ces nouvelles menaces.
Vous évoquez aussi le télétravail avec des avancées et des reculs en fonction de la conjoncture. Comment analysez-vous cette nouvelle relation au travail ?
Le télétravail, s’il s’est avéré très utile pendant la pandémie, a également montré ses limites fondamentales. Certaines activités, notamment dans les entreprises ou la recherche, ne peuvent tout simplement pas se passer du présentiel.
Vous n’obtiendrez jamais les mêmes résultats en menant une réunion par écran interposé ou en rassemblant des collaborateurs autour d’une table. Cela rappelle une vérité essentielle : même à l’ère de l’IA et de la productivité augmentée, les relations humaines restent au cœur de l’efficacité et de l’innovation, que ce soit dans une entreprise ou dans la création intellectuelle.
«Cela rappelle une vérité essentielle : les relations humaines restent au cœur de l’efficacité et de l’innovation»
Cette dimension humaine est irremplaçable, et les entreprises s’en sont rendu compte. Le travail, ce n’est pas seulement produire ou atteindre une efficacité abstraite, c’est aussi une culture, une relation interindividuelle, un désir personnel et une dynamique collective.
Cela ne veut pas dire que le télétravail va disparaître. Un petit pourcentage (environ 20 %) s’est intégré durablement dans les pratiques, apportant une certaine flexibilité dans l’organisation professionnelle.
«L’échange et la proximité jouent un rôle crucial dans la stimulation intellectuelle et émotionnelle»
Mais il y a un autre pourcentage significatif d’activités qui ne pourra pas être déplacé dans l’espace virtuel avant longtemps, et cela pour des raisons que je qualifierais d’heureuses. Ces raisons sont profondément humaines. Elles rappellent que le travail est aussi une expérience de partage, un lieu où les personnalités, l’échange et la proximité jouent un rôle crucial dans la stimulation intellectuelle et émotionnelle.
Pierre-Marc de Biasi
Médiologue, écrivain, plasticien et directeur de recherche au CNRS, Pierre-Marc de Biasi est un spécialiste des médiasphères et de leur impact sur les sociétés et l’histoire des idées.
Il a dirigé l’ouvrage La fabrique du futur aux éditions CNRS qui décrit et explore les nombreuses mutations technologiques et culturelles de notre époque.
La Fabrique du future – Éditions CRNS
Les 4 médiasphères à travers les âges selon la médiologie
1. La logosphère :
- Époque : Antiquité et Moyen Âge (jusqu’à l’invention de l’imprimerie).
- Support dominant : L’écriture manuscrite.
- Institution centrale : La religion et l’autorité scripturale.
- Mode de transmission : Oralité et manuscrits. Les textes sacrés et les scribes jouent un rôle crucial.
2. La graphosphère :
- Époque : Renaissance à la fin du XIXe siècle.
- Support dominant : L’imprimerie (livres, journaux).
- Institution centrale : L’État-nation et les institutions scolaires.
- Mode de transmission : Diffusion massive et centralisée de l’information. L’écrit devient accessible à un public plus large, favorisant l’émergence de l’opinion publique.
3. La vidéosphère :
- Époque : XXe siècle (avec l’essor de la télévision et des médias audiovisuels).
- Support dominant : Télévision et médias audiovisuels.
- Institution centrale : Les grandes entreprises médiatiques et les industries culturelles.
- Mode de transmission : Instantanéité et spectaculaire. L’image prend le pas sur l’écrit comme vecteur principal de communication.
4. L’hypersphère :
- Époque: XXIe siècle
- Support dominant: Le numérique (Internet, réseaux sociaux, algorithmes).
- Institution centrale: Les grandes plateformes numériques et les géants technologiques.
- Mode de transmission: Réseau décentralisé, interactions continues et instantanées. Les individus deviennent à la fois consommateurs et producteurs d’informations.